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| Sujet: Make art, not war. Mar 10 Juil 2012 - 5:29 | |
| Make art, not war. Bip. Bip. Bip.
Ce sont les premiers sons que j’entends. Je cligne des yeux. La lumière vive m’éblouit et je mets quelques instants à m’y habituer. Et soudain je comprends qu’il s’est passé quelque chose. Mon esprit est encore brumeux et tout autour de moi est blanc. Blanc comme la neige. Enfin, je n’ai jamais vu de neige, mais on m’a raconté. La neige, c’est doux, c’est froid et chaud à la fois. Et surtout, c’est blanc. Mais on m’a dit aussi que le Paradis est blanc, car il est dans les nuages. Mais je ne crois pas que je suis au Paradis. Ni dans la neige. Après tout, pourquoi serais-je dans un lit, avec une machine qui clignote et qui fait du bruit ? Une espèce de pince verte est accrochée à mon doigt. J’aimerais bien l’enlever mais j’ai à peine la force de bouger ma main. Mon regard se pose sur ma jambe gauche. Ou plutôt, sur ce qu’il m’en reste. Je la contemple sans vraiment la voir. C’en est trop pour moi. Ma jambe droite, entière, refuse de bouger. Une larme perla au coin de mon œil, roula doucement sur ma joue et atterrit en douceur sur mon torse. Trop… La gauche a été coupée vers le milieu de ma cuisse, voire même un peu plus haut. Le moignon est enroulé dans un bandage blanc. Blanc, tout est blanc. Pourquoi donc ? A quoi cela sert-il ? Blanc, blanc… Je ferme les yeux. Et les souvenirs affluent.
Ce jour-là, je devais mener le troupeau au pré. Le pré, c’était un endroit où la terre était un peu moins sèche qu’ailleurs et ou on trouvait parfois de l’herbe jaune. C’était moche et aride mais moins que le reste du pays. Ici on travaillait beaucoup, on n’avait pas le temps d’aller à l’école. Mon père était parti faire la guerre quand j’étais tout petit. Il n’était jamais revenu. Alors pour aider ma mère, je m’occupais de notre « troupeau » : quelques brebis galeuses qui rechignaient à donner leur lait. C’était notre seule véritable richesse puisque maman gagnait peu d’argent en travaillant comme femme de ménage. Parfois elle ramenait un homme à la maison et le lendemain nous pouvions acheter du pain. Ce n’était pas grand-chose, mais ça nous suffisait. J’avais aussi une petite sœur, adorable comme tout, toujours souriante. Je m’étais juré de la protéger de tout et de tous. Je ne savais pas à cette époque là que tout le monde a ses limites. Elle, elle mendiait. Et elle volait les rares touristes de passage. On se débrouillait. Ce n’était pas une vie facile, mais normale pour ici. Elle était même pas mal du point de vue de certains. Il faut dire que quand on voyait la misère de notre pays, le fait de posséder une chèvre était déjà merveilleux. Alors un petit troupeau et une maison… Oui, en fait, on avait quand même une belle vie.
Bref. Ce jour-là donc, je menais les chèvres au pré, comme chaque jour à vrai dire. La guerre avait repris depuis plusieurs mois mais on pensait que personne ne viendrait ici. Après tout, ce n’était pas pour rien qu’on avait affectueusement surnommé notre minuscule village « Le Bled perdu au milieu de nulle part ». Je croyais qu’on n’apparaissait sur aucune carte. C’était pas bien grave. Je marchais donc aux côtés de mon troupeau, suivant la route sinueuse que j’avais inventée. Jetant un coup d’œil aux chèvres de temps en temps, je ne cessais de penser à la guerre. Présente plus que jamais. Les vivres se faisaient de plus en plus rares, les hommes partaient de plus en plus jeunes. Moi, du haut de mes dix ans, j’étais bien trop maigre et sans force pour tenter d’y aller. Comme tous mes camarades d’ailleurs. Malgré tout, dans deux ans nous serions enlevés à nos familles. Et cela m’angoissait. Mourir ne m’effrayait pas, non. Mais le sort de ma mère et ma sœur de huit ans, si. Que feraient-elles sans moi ? Il faudrait s’habituer à un autre mode de vie. Le bruit d’un sabot qui dérape me tira de mes réflexions. Anxieux, je regardais autour de moi. S’il arrivait malheur à mes chèvres, j’étais fini.
C’était la vieille Canaille. Elle avait glissé sur des petits cailloux et commençait à boiter. Inquiet, je m’accroupis auprès d’elle et examinai minutieusement sa patte. Rien de cassé à priori. J’enlevai mon T-shirt sale et l’utilisais comme attelle, au cas où. Canaille était notre meilleure chèvre laitière. Du bout de mon bâton, je poussais les autres à avancer de nouveau, mais plus lentement, de façon à ce qu’elle suive notre rythme. Tant bien que mal, nous arrivâmes au pré. Les animaux commencèrent à brouter les rares touffes d’herbe qui pointaient. Vu le temps que nous avions mis pour arriver ici, je doutais qu’on y reste très longtemps. Une heure s’écoula. Le soleil me chauffait le dos et les oreilles. Mon crâne était brûlant. Mais tout cela n’était pas grand-chose. Je rassemblais les chèvres pour leur faire boire le peu d’eau qu’il y avait dans les parages. C’était une sorte de minuscule source, qui se vidait très rapidement. En général, elle était intacte le lendemain. En général. Je plongeais mes mains dans l’eau boueuse et en pris une petite gorgée. Les bêtes finirent le reste. Je me passais la main sur le visage, las. Mes oreilles bourdonnaient, le sol tremblait. Le ciel s’était obscurci. Je soupirai. Stupides hallucinations. L’éclat du soleil réapparut. Puis disparut de nouveau. Il y avait un drôle de bruit, comme une énorme mouche. Intrigué, je levais les yeux.
Ce que je découvris m’horrifia. Des avions de guerre. Ils se dirigeaient tout droit vers le Bled. Je me relevais d’un bond. Comme si elles avaient senti le danger, les chèvres se regroupèrent autour de moi. Je pris Canaille sur mon dos et me mis à courir, appelant les bêtes, qui me suivaient du mieux qu’elles pouvaient. La vieille était lourde et j’avais du mal à la porter. Néanmoins, si je perdais tout, mon troupeau serait ma seule source de vie. Haletant sous l’effort, je parvins à la lisière du pré. Je n’étais plus très loin. Je songeais à ma famille pour me donner du courage mais mes jambes étaient lourdes. Je perdais de la vitesse. Alors, à regret, j’ai déposé Canaille sur le sol. Et j’ai continué de courir. De loin, je vis d’autres avions de guerre s’approcher. Mais leur couleur était différente. Deux camps ennemis. Et ils ne savaient pas que mon village était juste en dessous de leur terrain de bataille. J’accélérais davantage. Une bombe fut larguée. Soudain, je compris qu’ils étaient sûrement au courant pour mon village. Je ne voyais personne. Soit ils avaient été évacués, soit ils n’entendaient rien. Ce qui était techniquement impossible. Le sifflement de la bombe me faisait mal aux oreilles. Peut-être étaient-ils piégés ? Je n’en savais rien et ça m’enrageait. Ou alors ils s’étaient résolus à mourir. Tout simplement. Et ils priaient nos dieux. Je sentis mon sang se glacer dans mes veines. Ils en étaient capables.
La bombe tombait très vite. Je ne pouvais rien faire. Je n’étais plus très loin de ma maison et tentais d’aller plus vite. L’engin explosa. Sur ma demeure. Je fus soufflé par l’explosion. Instinctivement, je me repliais. Je sentis une brûlure sur ma jambe gauche et hurlais de douleur. Mais ce n’était pas encore fini. Des avions se posèrent et les soldats des deux camps débarquèrent. Les tirs fusèrent. La plupart se perdaient. Mais certains touchaient leur cible. Du sang. Partout du sang. Je relevais la tête, hagard. Il ne restait rien de ma maison. Juste des cendres. Les explosions continuèrent. Bientôt, le Bled ne fut plus qu’un village de cendres. Je sanglotais doucement. Pas seulement à cause de la brûlure. J’avais tout perdu. Tout. Mes chèvres… Elles avaient dû fuir, effrayées par le bombardement. Mes doigts s’enfoncèrent dans la terre sèche et je criais ma douleur. Ma peine. Ma colère. Tremblant, je me remis debout tant bien que mal, m’appuyant sur ma jambe droite. J’avais tellement mal que je ne sentais plus la douleur. J’étais perdu. Anéanti. Une balle siffla à côté de mon oreille. Je sursautais à peine. Plus rien ne comptait. J’entendais des cris. Mais je ne les comprenais pas.
La balle qui rentra violemment dans ma cuisse me fit reprendre pied. La douleur était insurmontable. Pire que la brûlure. Je m’effondrais de nouveau. Mes cris de douleur devaient résonner. Je ne sais pas combien de temps exactement je suis resté allongé sur le sol, à me tordre de douleur. La suite est floue. Des soldats qui viennent vers moi. Moi, dans leur avion. Un verre rempli d’eau avec une chose ronde et blanche. Puis plus rien.
Une dame, en blanc elle aussi, ouvre doucement la porte. Son visage s’éclaire en me voyant réveillé. Elle s’approche de moi et commence à me parler. Mais je ne connais pas sa langue. Elle semble s’en apercevoir et se mord la lèvre. Doucement, elle prend ma tête entre ses mains et m’embrasse sur le front avant de me sourire gentiment. Mes yeux me picotent. Elle sort dans le couloir et crie quelque chose. Quelques instants après, c’est un monsieur qui arrive. Toujours en blanc. Je devine que c’est un médecin. Il me fait passer quelques tests. Comme taper doucement sur ma jambe droite. Enfin, il paraît satisfait. Le reste de ma jambe gauche est toujours enveloppé dans un tissu blanc. Le médecin me donne deux grands bâtons en fer et fais un signe à la dame. Elle commence à m’apprendre à m’en servir. Je tombe souvent. Et elle me relève à chaque fois. Je finis par comprendre le fonctionnement des bâtons. Elle m’indique d’un signe de la main de la suivre. Ce que je fais. Elle m’amène dans une salle. Il y a quelques enfants. Tous très mutilés. Ma gorge se serre. Certains jouent avec des cubes. D’autres semblent perdus dans leurs pensées. Je me dirige vers une table, indécis. Des mini-bâtons colorés sont là, devant une feuille blanche. Je regarde les autres faire. Et comprend instinctivement.
Joyeusement, je m’installe sur le tabouret vert et prend un bâton jaune. Doucement, je commence à dessiner ma maison. Un toit, des murs. Une seule pièce. Au fond, deux paillasses. L’une plus grande que l’autre. Au centre, une table avec un petit pot. Spontanément, je dessine la terre en-dessous et à côté de ma maison. Le ciel est bleu, parsemé de nuages. Blancs. Avec un autre crayon je commence à dessiner mes chèvres, et moi à côté. Ma mère et ma sœur sont à l’intérieur et dorment. Le soleil entame sa montée dans le ciel. Je dessine de petites maisons non loin. Ma famille. Pas seulement ma sœur et ma mère. Mais mon village. Il me reste encore de la place. Alors je tente de dessiner un avion. Et le barre avec une grande croix rouge. Je dessine des soldats qui se battent et les barre aussi. Puis, pris d’un élan soudain, je saisis une nouvelle feuille et dessine un grand oiseau. Parce que les oiseaux sont libres. Je prends une autre feuille. Et puis, patiemment, m’inspirant des autres enfants, je dessine des petits bonhommes de toutes les couleurs qui se tiennent la main.
Un nouveau monde. Tranquille. Calme. Sans guerre. Dans lequel on serait tous heureux.
La dame jette un coup d’œil sur mes dessins. Je vois qu’elle est troublée. Et me contente de sourire.
Je ne sais pas pourquoi ces avions ont attaqué mon village. Je ne le saurais sans doute jamais. Comme je ne sais pas pourquoi les soldats m’ont sauvé. Après tout, ce n’est qu’une vie parmi tant d’autres.
By Emy
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